jeudi 26 juillet 2012

André Chastel, sur l'urbanisme

André Chastel (1912-1990) est considéré comme l'un des plus éminents historiens de l'art français. De 1945 à 1990, ce professeur au Collège de France publia régulièrement des chroniques dans Le Monde. L'extrait suivant, rédigé au sortir de la seconde guerre mondiale, alors que la France devait se reconstruire, est issu de l'une de ces chroniques.

« L'importance des nouveaux plans – et de ceux qui vont suivre pour les villes non sinistrées – est décisive : s'ils ne sont pas suivis, le saccage et l'enlaidissement de la France vont se poursuivre à un rythme accéléré ; s'ils sont suivis, il y a une chance d'éviter le désordre et l'avilissement, dans la mesure où ils auront su les prévenir. L'urbanisme en effet n'est pas seulement aménagement des villes dans l'espace, mais encore, si l'on peut dire, dans le temps, car il doit tenir compte du passé et préparer l'avenir. Il a une responsabilité devant l'histoire : qui n'aperçoit aujourd'hui à la fois les bienfaits et les erreurs des travaux d'Haussmann ?
Le meilleur moyen de réussir dans la tâche de mise en ordre n'est pas de mépriser les vieilles ordonnances, les édifices anciens et les vestiges d'architecture. On voit si un urbaniste a « compris » une ville, à la manière dont il utilise ces souvenirs ; rien d'authentique ne saurait être fait sans une certaine sensibilité aux forces lentes et obscures qui d'un humble chemin ont fait une rue mouvementée, d'une grotte un sanctuaire, d'un rocher une plate-forme spectaculaire. Les plus heureuses perspectives sont dues à une arbre centenaire, à un décrochement, à une sculpture placée avec goût : quel urbaniste eût su les prévoir ? Il ne faut pas avoir l'orgueil de se substituer à la vie ; c'est déjà beaucoup que de savoir ne pas la gêner dans son épanouissement. Et le meilleur moyen de réussir dans un domaine si délicat c'est, en accueillant toute la modernité possible, d'être fidèle à tout le passé possible, c'est d'assumer à la fois son temps et la tradition véritable. Mais, dira-t-on, convient-il d'en exiger tant des urbanistes ?
Les édifices anciens suggèrent souvent des partis qu'on ne trouverait pas sans eux ; ils ennoblissent une place marchande, ils fixent une perspective essentielle, ils orientent les monuments. Ainsi un grand nombre de plans nouveaux s'efforcent-ils de restituer à l'intérieur de chaque ville quelques ensembles monumentaux dont les témoins, les animateurs sont souvent une église, un hôtel de ville, un château ancien, plus rarement une construction nouvelle. (...) »

André Chastel, 26 juin 1947 ; Architecture & patrimoine - Choix de chroniques parues dans Le Monde, Éditions du Patrimoine (2012)

samedi 14 juillet 2012

Ministère de la Culture, 182 rue Saint-Honoré [1919]


Il n'est pas toujours nécessaire d'en passer par le bulldozer pour annihiler le passé, c'est ce que nous enseigne aujourd'hui l'étrange façade située au coin des rues Saint Honoré et Croix des Petits Champs dans le 1er arrondissement. Depuis 2004, il ne reste quasiment rien de l’œuvre de l'architecte Georges Vaudoyer, rien du moins qui s'offre clairement au regard du passant. Ce bâtiment  en pierre et vastes baies vitrées est en effet désormais le prisonnier d'une bien étrange armature métallique.

Le Ministère de la Culture avant travaux (photo de Hervé Abbadie)




Construit en 1919 comme réserve pour les Grands Magasins du Louvre jadis situés de l'autre côté de la rue Saint Honoré, l'immeuble est racheté en 1933 par le Ministère des Finances, qui l'agrandit en 1960 en construisant derrière celui-ci un second bâtiment donnant sur la rue Montesquieu. L'ensemble forme l'îlot dit des Bons Enfants, du nom de la rue située à l'ouest du pâté de maisons.

Lorsqu'en 1989 les différents services du Ministère des Finances sont réunis dans le hideux paquebot de béton de Bercy, c'est le Ministère de la Culture, dont le cabinet du ministre est tout proche, rue de Valois, qui hérite des bureaux de l'îlot des Bons Enfants.

L'heure est à la réhabilitation, et quelques années plus tard, un projet d'uniformisation des façades est adopté. Il s'agit d'« harmoniser » l'aspect des deux bâtiments, marier le style classique du bâtiment de Vaudoyer avec la modernité déjà vacillante de l'ouvrage bétonneux de l'architecte Lahalle construit en 1960. Le mariage est confié à Francis Soler dont le projet est d'entraver les deux façades dans un gribouillis d'acier inoxydable destiné à apporter de la cohérence à l'ensemble.


La mission fut si bien accomplie que les descendants de Georges Vaudoyer poursuivirent l'État et l'architecte responsable des méfaits, réclamant la suppression du grillage en acier qui, selon eux et sans doute bien des promeneurs, défigure l’œuvre de leur grand-père. La justice reconnut le préjudice, « en raison de la présence d'un élément venu porter atteinte à l’œuvre d'un créateur sans impératif esthétique, technique ou juridique », tout en se refusant à obliger l'État à retirer la structure parasite portant légalement atteinte à ladite œuvre...

L'immeuble de 1960, après « réhabilitation »

vendredi 6 juillet 2012

Autour de la place d'Italie [1864]

Au premier plan à gauche, l'îlot situé entre la rue Bobillot et l'avenue d'Italie en 1950
(photo de Roger Henrard)

Depuis une quarantaine d'années, de part et d'autre du square de la place d'Italie, se livre un affrontement sourd entre deux mondes aux antipodes. La place présente deux visages au promeneur : au nord, occupant deux bons tiers du périmètre entre la rue Bobillot et le boulevard Vincent Auriol, avec dans son axe la belle mairie du 13ème arrondissement, c'est le monde d'hier ; au sud, minoritaire dans son occupation au sol mais dominant le quartier verticalement, le monde moderne se dresse face à 150 ans d'histoire. D'un côté, des façades haussmanniennes en matériaux traditionnels, de l'autre, blocs de béton et verre aux dimensions démesurées. Élégance et charme au nord, arrogance et médiocrité en vis à vis.

A gauche, un immeuble aujourd'hui démoli, en 1950
(photo d'Edith Gérin)

Sur cette place aujourd'hui détestable dès lors qu'on pointe son regard vers le sud, il semble pourtant avoir fait bon vivre. Ainsi, le pâté de maisons inséré entre la rue Bobillot et l'avenue d'Italie était semblable à ses voisins. On y trouvait encore dans les années 50 – comme le montre ci-dessus la photo d'Edith Gérin (1) – de la pierre et des petits commerces de bouche traditionnels.

Le centre commercial "Italie 2", dessiné par l'architecte japonais Kenzo Tange
A cet endroit précis, on voulut un temps édifier un gratte-ciel de plus de 200 mètres de hauteur (la tour « Apogée »), avant que le projet ne soit interdit par l'État en 1975. Son promoteur, après avoir extorqué des indemnités colossales aux pouvoirs publics, revit ses prétentions à la baisse en construisant le centre commercial « Italie 2 », et c'est en quelque sorte une moindre désolation que cette façade de verre surplombée d'une tourelle tarabiscotée aux prétentions artistiques plutôt absconses. Le petit commerce de bouche a laissé place à la consommation de masse, et le monde moderne ne tardera pas à dévorer l'ensemble de la place, au train où vont les choses.


lundi 2 juillet 2012

La gare de la Bastille, place de la Bastille [1859-1984]


La gare de la Bastille (ou gare de Vincennes) fut pendant plus de 100 ans le point de chute des visiteurs en provenance de la banlieue est de Paris.  Dessinée par l'architecte François-Alexis Cendrier (tout comme la gare de Lyon, non loin d'elle), la gare de la Bastille s'étendait sur près de 250 mètres entre la rue de Charenton et la rue de Lyon.


Durant ses trente premières années de service, la ligne de Vincennes fut progressivement prolongée, jusqu'à rallier en 1892, la commune de Verneuil-l'Étang en Seine et Marne. Les trains à vapeur circuleront jusqu'à la fin de l'année 1969, date à laquelle la gare est désaffectée et la ligne de chemin de fer démantelée au profit de la nouvelle ligne de RER A.


Les anciens bâtiments de la gare de la Bastille accueillent des expositions jusqu'au début des années 1980 où, suivant la volonté du président Mitterrand de doter Paris d'un nouvel opéra, le site est choisi pour la construction de l'opéra Bastille. La gare de la Bastille est démolie en 1984, et le nouvel opéra, conçu par l'architecte uruguayen Carlos Ott, est inauguré cinq ans plus tard.

L'opéra Bastille, inauguré en 1989

dimanche 1 juillet 2012

La mairie des Batignolles, 16/20 rue des Batignolles [1847-1970]

L'ancienne mairie des Batignolles
Inaugurée en 1849 alors que le village des Batignolles n'était pas encore rattaché à Paris, la mairie fut dessinée par l'architecte Paul-Eugène Lequeux, à qui le quartier doit également l'église Sainte Marie des Batignolles, au bout de la même rue, face au square du même nom.

Ce beau bâtiment dominé par un grand campanile, construit en pierre de taille, était orné de manière étonnamment riche pour une commune d'alors à peine 20.000 habitants : horloges, pilastres, frontons soutenus par des consoles surplombant les fenêtres de l'étage médian, ainsi que trois plaques de marbre rouge sur lesquelles étaient inscrites en lettres dorées les dates de construction (« Commencé en 1847 » et « Terminé en 1849 »), et l'affectation de l'édifice au centre (« Mairie des Batignolles », remplacé par « Ville de Paris » après l'annexion).


A l'annexion des Batignolles en 1860, le bâtiment devint naturellement la mairie du 17ème arrondissement dans lequel le village était englobé. Mais dès 1940, à mesure que l'arrondissement se développe, les locaux sont bientôt jugés trop exigus, et l'emplacement trop excentré dans l'arrondissement. Des projets d'agrandissement et de reconstruction se succèdent alors durant trois décennies. En 1952, le campanile – qui, dit-on, menaçait de s'effondrer – est abattu. A la fin des années 1960, il est décidé de reconstruire une nouvelle mairie. L'ancien bâtiment est démoli en 1970, laissant place, depuis, à un bloc de béton massif, à juste titre considéré comme le furoncle de la rue des Batignolles par bien des promeneurs.

La mairie construite en 1972 par les architectes Favre et Burc